Propriété intellectuelle en Chine : des progrès rapides et notables

Demandes de brevets

Article de P. Vidon, paru dans le numéro 18 de l’hiver 2015 du « Le CNRS en Chine ». Le magazine complet est disponible au téléchargement sur le site de l’Ambassade de France à Pékin.

Il faut dorénavant encore plus de professionnalisme et d’anticipation en Chine qu’en Europe pour contrôler les actifs immatériels (brevets, marques, droits d’auteur, savoir-faire, …) et piloter les partenariats. L’article de Patrice Vidon expose ici la situation et les évolutions de la PI en Chine. Si l’on assiste à des progrès rapides et notables de la propriété intellectuelle en Chine, cette situation correspond également à un défi paradoxal pour les acteurs européens.

La Chine : un Janus de la propriété intellectuelle

Comme le dieu romain Janus bifrons, la propriété intellectuelle chinoise présente deux faces contradictoires : champion mondial de la contrefaçon, la Chine est aussi devenu depuis plusieurs années le premier déposant mondial de droits de propriété industrielle, tant en matière de marques, que dans les trois catégories de brevets (brevets d’inventions, modèles d’utilité – encore nommés «petty patents» en anglais – , et dessins et modèles).

Les courbes de comparaison internationale sont impressionnantes : après avoir allègrement dépassé les États-Unis et le Japon vers 2010, les dépôts autochtones de brevets d’invention chinois, pour ne parler que de cette catégorie, continuent à croître à un rythme de 20 à 30% par an (voir graphique).

Plus frappante encore, la frénésie des dépôts de brevets touche tous les acteurs économiques chinois, des chercheurs universitaires aux grands groupes internationaux, en passant par de nombreuses PME et ETI que l’on n’aurait pas toujours soupçonnées.

Un exemple parmi d’autres : le remarquable symposium franco-chinois «Innovation et croissance bleue» qui s’est tenu fin novembre 2013 à Qingdao. A cette occasion, nous avons constaté dans les bases de données publiques de brevets que si les orateurs universitaires français avaient souvent déposé une ou deux demandes de brevets dans leur secteur d’expertise (les ressources marines), les chercheurs chinois intervenants pouvaient pour leur part en revendiquer parfois jusqu’à une dizaine.

Certes, la qualité de ces brevets reste très hétérogène, suivant les domaines scientifiques et techniques. Il existe même des brevets copiés d’autres brevets…

Mais les statistiques de l’Office chinois des brevets (SIPO) suggèrent dorénavant des taux de délivrance moyens analogues à ceux de l’Office Européen des Brevets, pour les brevets tant autochtones qu’allochtones.

La motivation nouvelle des acteurs technologiques et économiques chinois s’illustre aussi par des modalités spécifiques d’utilisation des procédures d’examen des brevets.

Motivation et sophistication chinoises

Ainsi, nombreux sont les déposants qui font publier quasi-immédiatement leur demande, au lieu d’attendre la publication normalisée à 18 mois, afin de limiter la capacité de leurs concurrents de se prévaloir de brevets dits «intercalaires».

Les entreprises chinoises déposent également de façon intensive des modèles d’utilité, parfois sur des inventions faibles voire juridiquement indéfendables, à tel point que des sanctions pour les abus manifestes sont en cours d’exécution. La vigilance est requise sur ce point.

Mais d’autres acteurs chinois utilisent de façon croissante la faculté de dépôt simultané d’une demande de brevet et d’une demande de modèle d’utilité, inspirée de la législation allemande et ouverte par la 3ème réforme des brevets de 2009, qui permet de concilier rapidité d’action contre les contrefacteurs avec force et durée de protection.

Réforme de la loi sur les marques, récompenses obligatoires des inventeurs salariés, premières avancées sur les conditions de licence des brevets essentiels à des normes, directives et opinions de la Cour Suprême visant à harmoniser la jurisprudence, etc. : la Chine accomplit un effort continu et général en matière de propriété intellectuelle pour accompagner sa montée en puissance dans l’économie de l’innovation.

Même le contentieux de la contrefaçon devient de plus en plus fiable, au moins dans les provinces développées du littoral chinois. Les entreprises et les avocats qui se contentent encore d’actions administratives ou pénales pour lutter contre la contrefaçon ont une guerre de retard : seules les actions civiles, certes plus sophistiquées car le caractère contradictoire de la procédure civile requiert de bien connaitre la matière, et intimide à juste raison les avocats d’affaire trop généralistes, sont le plus souvent à même de permettre des condamnations réparatrices et dissuasives, tout en offrant une souplesse dans la gestion du litige. En témoigne entre autres l’excellente étude menée par Nathan W. Snyder sur le contentieux de la contrefaçon dans la Province du Zhejiang : même si elle concerne les marques, l’étude illustre l’efficacité des procédures par la stratégie gagnante engagée par la marque PUMA dès les années 2004-2009. Ces constats s’appliquent mutantis mutandis au contentieux des brevets.

Les défis pour les acteurs européens

Beaucoup reste pourtant à faire pour que la Chine devienne une référence internationale en matière de PI. Outre le recours abusif aux modèles d’utilité, déjà cité, le patriotisme économique chinois déborde parfois en protectionnisme national : en matière de marchés publics, par exemple, on constate fréquemment une mise en oeuvre indirecte de la préférence aux inventions indigènes malgré la contradiction sinon à la lettre, du moins à l’esprit des accords de l’OMC. La législation sur les accords de transfert et de coopération technologiques comporte encore plusieurs chausse-trappes pour les entreprises inattentives ou mal préparées.

En Chine, comme ailleurs, plusieurs paramètres socio-économiques spécifiques influent sur la pertinence et l’efficacité d’une politique PI : bonne adéquation avec les plans de développement nationaux, provinciaux et locaux; choix et connaissance approfondie des partenaires et dialogue avec les autorités de tutelle; échelle des besoins parfois démesurés du pays; compréhension du rythme local soutenu, du climat de concurrence souvent exacerbé, de la dialectique complexe entre directives nationales et réalités locales; adaptation des règles de management aux attentes des salariés ; …

En réalité, les progrès récents constatés lancent un double défi aux acteurs français et européens :

  • une exigence de professionnalisme accru en matière de PI, à commencer souvent par les activités au siège européen (mobilisation des personnels, consignation et protection avancée des savoir-faire non brevetables, verrouillage des contrats, …), mais aussi en organisant un suivi direct sur place tant des législations PI que des partenariats, par du personnel détaché spécialisé ou via un mandataire expert, (mesure qui aurait pu éviter au numéro 1 mondial de l’appareillage électrique un litige pénible il y a quelques années) ;
  • une invitation à davantage d’ambition et de ciblage en termes d’offre et de partenariat technologiques : plusieurs indices suggèrent que s’ouvre actuellement une période d’une ou deux décennies où la Chine conjuguera amélioration substantielle du paysage de propriété intellectuelle et besoins croissants de hautes technologies importées ou co-développées, avant que les efforts chinois naissants en matière de recherche fondamentale ne produisent leurs fruits (d’ores et déjà 4,8% du total des dépenses chinoises en R&D selon les statistiques du Bureau du CNRS en Chine).

Cela se traduit par des opportunités et des partenariats chinois potentiels nombreux, qui peuvent aujourd’hui être identifiés plus facilement à travers des cartographies brevets ciblées.

Maintenant est donc le bon moment pour les industriels et les chercheurs de négocier en bonne position des partenariats fructueux, pour s’associer stratégiquement au foyer d’innovation chinois et à sa dynamique montante.