Géopolitique des brevets d’algorithme et de traitement de données

La vague des inventions de numérisation et de virtualisation a été stimulée et accélérée par l’extraordinaire période de confinement et de sédentarité forcée que nous vivons par intermittence depuis début 2020.

En Chine d’abord, puis en Occident et dans le monde entier, nouveaux algorithmes et traitements de données créatifs ont ainsi fleuri dans les technologies médicales numérisées, la cyber-surveillance et la cyber-sécurité, la communication à distance de plus en plus immersive et sophistiquée, et, au-delà, dans les domaines de la robotique et de la réalité augmentée ou encore du machine learning et de l’IA en général.

Dans le même temps, les GAFAM et les BATX (GAFA chinoises) se sont renforcées, de nombreuses start-ups surgissent dans les NTIC, et la concurrence technologique entre les grands blocs économiques mondiaux s’est exacerbée.

Dès avant la crise sanitaire, tous les grands Offices de brevets avaient procédé à des ajustements sur les règles de brevetabilité des inventions de « logiciel ».

Leur analyse – brièvement résumée ci-après – nous amène à constater une tendance à la convergence des règles de protection des inventions numériques entre grands Offices des brevets, qui pourrait annoncer de nouvelles évolutions. 

Les différents vecteurs de protection des inventions de traitement de données

En Europe, comme dans le reste du monde, les algorithmes sont potentiellement brevetables dès lors qu’ils sont intégrés dans un procédé ou un dispositif produisant un effet technique et/ou traitant des données issues du monde réel (du big data météorologique aux données biologiques en passant par traitement des ondes sonores ou des pixels). Nos smartphones mettent en œuvre des centaines – voire des milliers – de brevets de traitement du signal, tant dans leurs fonctions de communication audio ou vidéo que dans les très nombreuses applications qui traitent des données physiques..

Évidemment, pour mériter un brevet, l’invention doit aussi vérifier les autres critères de brevetabilité : nouveauté, activité inventive et application industrielle.

En complément des brevets d’invention, ou à défaut de brevetabilité, il est toujours recommandé d’envisager les autres vecteurs de protection juridique possibles que sont le droit d’auteur, la protection des données et des bases de données ou encore le savoir-faire secret : généralement moins performants que le brevet d’invention (ces droits de PI protègent davantage la forme des algorithmes ou des collections de donnée que leur contenu ou leur fonction), ils permettent au moins de prendre date, de garantir une liberté d’exploitation , voire de donner licence sous conditions . Dans un autre registre, n’oublions pas non plus le modèle (design patent en anglais) pour protéger les créations esthétiques (y inclus les IHM et les GIfs) ou encore la marque de fabrique ou de service.

Le juriste averti n’oublie pas non plus les protections inter partes constituées par les accords de confidentialité, les contrats en général ou encore l’interdiction de la concurrence déloyale.

Évolutions récentes des règles de brevetabilité des inventions incluant des algorithmes 

Ces dernières années, plusieurs ajustements sont intervenus dans les procédures d’examen d’au moins trois Offices majeurs de brevets

USPTO (E.U. d’A.) : En 2019, l’Office américain (USPTO) a mis à jour son manuel de procédure d’examen (le « MPEP ») notamment pour ce type de demandes de brevets, suite à une évolution jurisprudentielle de la Cour Suprême des E.U. d’A. (notamment Alice V. CLS Bank International) que la Cour d’appel fédérale centralisée compétente en matière de brevets (la CAFC) a appliquée à de nombreux cas d’espèce. 

En particulier, le § 101 de la loi US des brevets sur l’éligibilité des inventions incluant des logiciels prescrit une procédure de test en 5 étapes (« the Alice test »). qui vise à identifier si la demande de brevet cherche à protéger un concept abstrait (non brevetable), ou revendique vraiment la mise en œuvre concrète du concept (practical application) dans le monde réel.

Les observateurs ont pu estimer que l’application actuelle de ces nouvelles directives d’examen rapproche la pratique américaine de celle prévalant en Europe, tout en rendant l’examen de brevetabilité américain plus imprévisible que l’examen européen vis-à-vis de ces inventions, au grand désarroi de nombreux déposants.

CNIPA (Chine) : En 2020 est entré en vigueur une 4ème révision de la loi chinoise sur les brevets, qui a introduit notamment des règles élargissant un peu les conditions dans lesquelles une invention mise en œuvre par ordinateur peut être considérée d’une part éligible, et d’autre part inventive par rapport à l’état de la technique.

Pour ces deux conditions de brevetabilité, l’Office chinois a précisé les logiques de raisonnement à suivre pour déterminer le caractère technique des caractéristiques ou combinaisons de caractéristiques dont la protection est revendiquée. 

Concernant spécifiquement le critère d’activité inventive, la nouvelle approche chinoise d’appréciation globale de la valeur non évidente d’une invention permet d’obtenir plus facilement des brevets chinois sur des inventions incrémentales au plan structurel qui conduisent à des résultats substantiels dans leur domaine spécifique de mise en œuvre (par exemple des traitements d’image apparemment simples, mais qui permettent une adaptation d’un modèle donné de réseaux neuronaux convolutifs à l’analyse d’images de tailles et/ou de résolutions variées).

OEB (Europe) : Avec la décision début 2021 de la Grande Chambre de Recours de l’Office Européen des Brevets dans l’affaire G1/19, l’Europe reconfirme de son côté l’approche dite « COMVIK » pour les inventions dites « mixtes » (incluant à la fois des éléments algorithmiques et techniques). En l’espèce, l’OEB a considéré que l’éligibilité à la brevetabilité d’un algorithme de simulation du monde réel ne tient pas tant à la nature de ce qui est simulé, qu’au point de savoir si la réalisation de cette simulation numérique implique ou non des éléments et des effets techniques.

Une tendance actuelle à la convergence internationale précédant des assouplissements futurs ?

A première vue, les évolutions récentes évoquées ici suggèrent un mouvement d’harmonisation internationale des règles d’admission à la brevetabilité des inventions incluant des algorithmes, notamment autour de la notion de critère ou d’effet technique.

Dans un premier temps, cette harmonisation semble converger vers les règles européennes, dont la Chine s’est ouvertement inspirée dès l’instauration de sa loi moderne des brevets, et dont les E.U. d’Amérique semblent plus ou moins s’inspirer (au moins, tant que la Cour Suprême ne sera pas ré-intervenue dans le débat).

Mais il nous semble qu’on peut prédire sans grand risque de se tromper un potentiel de réouverture des critères d’éligibilité aux brevets pour ces inventions qui constituent un des champs principaux de rivalité des puissances technologiques de ce siècle.

Deux facteurs servent d’indice :

– tout d’abord, les tribunaux se sont bien gardés jusqu’à présent de donner des définitions intangibles de ce que sont le caractère technique ou l’effet technique qui conditionnent l’accès au brevet pour les inventions mises en œuvre par ordinateur. Aucune barrière définitive n’est donc dressée contre la délivrance de brevets issus du formidable développement de l’IA et des inventions connexes ;

– d’autre part, les lois sur les brevets restent des instruments politiques régaliens. On se rappellera qu’aux USA, les juges sont des magistrats indépendants, mais élus par les citoyens ou nommés par le pouvoir exécutif. Ils sont donc sensibles aux tendances politiques. En Chine, la Cour Suprême a admis récemment en substance que ses décisions devaient servir les intérêts fondamentaux de la nation chinoise et ses valeurs socialistes clés.

On peut donc estimer que les inventions algorithmiques, y inclus naturellement dans le domaine de l’intelligence artificielle qui fait l’objet d’investissements colossaux, verront leurs critères d’éligibilité étendus à moyen terme, et ce d’autant plus rapidement et fortement que les rivalités politiques et technologiques s’exacerberont entre blocs.

Les demandes de brevets portant sur des inventions incluant des algorithmes peuvent donc dès à présent anticiper cette évolution.

Reste que l’entreprise innovante qui envisage de protéger ses inventions doit aussi penser au caractère « performatif » de son ou de ses brevet(s), notamment pour exercer et faire respecter efficacement ses droits. Or la détection des contrefaçons n’est pas toujours aisée pour les inventions algorithmiques. Il est souvent nécessaire de prévoir également la mise en œuvre astucieuse de Moyens ou des Procédures Techniques de Protection. 

En conséquence, les stratégies de rédaction des demandes de brevets portant sur des inventions incluant des algorithmes doivent donc non seulement suivre et anticiper les critères d’examen des grands Offices de brevets, mais aussi prévoir les modalités d’exercice des droits de brevets auprès des licenciés et des concurrents. 

Mais ceci sort du cadre du présent article….

Patrice VIDON, Conseil en propriété industrielle

Cet article a été élaboré en collaboration avec les équipes du groupe VIDON Propriété Intellectuelle spécialisées dans les technologies de l’information